Les diapositives S385, S386 et S387 de la collection de Craig Owens conservée par James Meyer à Washington, D.C.
Lorsqu’il candidate à l’université de Rochester, Owens formule un projet visant à s’inscrire dans le contexte de l’« expansion et de la revitalisation » du département d’art. Ce dernier vient d’ouvrir, en 1988-1989, le premier Visual and Cultural Studies Program aux Etats-Unis qui rassemble des étudiant.e.s en art et histoire de l’art,115 un contexte qu’Owens envisage dans sa lettre de candidature comme une « rare opportunité – dont il se félicite ».116 Les propositions pédagogiques qu’Owens élabore en lien avec les nouveaux développements de sa pensée théorique, visent ainsi à former non pas des artistes ou des historien.nes d’art, mais des producteur.rices culturel.les. Plus qu’une série de cours, il envisage pour ce faire un cadre articulant théorie et pratique permettant aux étudiant.es de développer une réflexion critique sur la fonction et les conditions de production de la culture dans les processus politiques et économiques de la société. Fort.es de cette éducation, les étudiant.es pourraient ainsi questionner le type de position et d’action qu’ielle.s souhaitent adopter au sein de leur champ professionel compris comme l’ensemble des pratiques culturelles produites par les artistes, les critiques, les historien.nes d’art, les curators, les marchands, les administratifs, les éducateur.rices, ou encore les membres du public. Comme l’ont remarqué les éditeurs de Beyond Recognition, ce large éventail de possibilités s’appliquait déjà à la manière dont Owens envisageait sa propre pratique professionnelle : « Critique, rédacteur, commissaire d’exposition et enseignant, Owens refusait d’être limité à une simple définition. »117
Un projet inspiré par les modèles pédagogiques de CalArts et de l’ISP
Dans sa lettre de candidature, Owens explique que son projet s’inspire des deux modèles pédagogiques alternatifs que sont le California Institute of the Arts (CalArts) et l’ISP. Comme en témoigne le compte-rendu de l’exposition célébrant les dix années d’existence de CalArts qu’il rédige en 1982, cette institution représente, à ses yeux, un modèle important à défendre « dans une période de revanche conservatrice ».118 « [A]nimé par la culture d’opposition des années 1960, non seulement par son sens de la révolution culturelle imminente, mais aussi par la critique de l’université américaine menée par le mouvement étudiant, »119 John Baldessari et Paul Brach ont mis en place en 1971 un enseignement artistique dans lequel les cours obligatoires ont été remplacés par un système de mentorat et de rencontres avec des artistes et conférencièr.es invité.es. Ces échanges ont permis de placer la pédagogie « dans le contexte d’une discussion permanente sur les ramifications économiques, éthiques et politiques de la création artistique ».120 Répondant notamment au développement des pratiques site specific et post-studio particulièrement soutenues au sein de cette école, la parole et la présence de l’artiste ont ainsi occupé une place centrale dans le dispositif pédagogique, une approche qui se diffusera dans les M.F.A. au cours des années 1970.121 Insistant sur la nécessité de connecter le studio program de Rochester avec l’actualité artistique,122 Owens propose d’inaugurer un Visiting Artists Program dans la lignée de celui mis en œuvre à CalArts. Il imagine inviter à Rochester une dizaine d’artistes par semestre, deux jours chacun.e, pour qu’ielles présentent leur travail sous la forme de conférence et de séminaire, et fassent des critical sessions avec les étudiant.es.123
Allant de pair avec ces invitations, Owens souhaite organiser une série de workshops sur des sujets importants encourageant « une approche active et pratique » pour amener les étudiant.es à organiser une exposition, un colloque ou un programme de projections. Bien que la formulation de sa proposition reste vague dans sa lettre de candidature, l’articulation théorie-pratique ainsi que la variété des formats proposés évoquent la structuration de l’ISP où Owens a enseigné de 1984 à 1987. Ce programme, créé en 1968, se caractérise par le dialogue instauré entre les pratiques artistiques, critiques et curatoriales. Il s’organise autour d’un visiting artists seminar hebdomadaire mené par un·e théoricien·ne invité·e et d’un groupe de lecture de théorie critique « qui s’intéresse aux conditions historiques, sociales et intellectuelles des productions artistiques ». Ces espaces discursifs sont articulés avec la mise en œuvre de projets présentés publiquement à la fin de l’année et prenant la forme d’une exposition collective pour les participant.es au Studio Program et d’un colloque ou d’une exposition organisée avec des conservateur·rices du Whitney Museum et les enseignant·es du ISP par les participant.es du Art History/Museum Studies Program. En 1987, cette partie du programme se trouve rebaptisée en Curatorial and Critical Studies Program, constituant l’une des premières formations curatoriales existant bien avant leur développement massif à partir des années 2000.
La diapositive S514 de la collection de Craig Owens conservée par James Meyer à Washington, D.C.
L’espace curatorial, un champ de recherche pour les pratiques culturelles
Formulée en 1989, la proposition d’Owens s’inscrit en effet au moment de la montée en puissance de la fonction curatoriale qui va s’imposer dans le champ de l’art des années 1990 comme la nouvelle activité intermédiaire productrice de sens, venant supplanter la critique d’art. Owens est conscient de l’intérêt que peut susciter, depuis quelques années, auprès des artistes cette nouvelle dynamique de travail qui permet d’étendre l’idée d’exposition à d’autres formats que ceux classiquement imposés par l’institution artistique. Dans « From Work to Frame », il discute notamment le travail de Louise Lawler qui a questionné ce potentiel dès le début des années 1980. Il mentionne par exemple la première salle de son exposition « Arrangements of Pictures », présentée du 20 novembre au 18 décembre 1982 à la galerie Metro Pictures, dans laquelle elle exposa et proposa à la vente des œuvres de Cindy Sherman, Laurie Simmons, James Welling, Jack Goldstein et Robert Longo, en facturant dix pour cent de l’ensemble pour son compte.127 Cette artiste constitue par ailleurs une figure marquante pour plusieurs des étudiant.es d’Owens, comme en témoigne par exemple l’essai, mentionné ci-dessus, « In and Out of Place » que lui consacre en 1985 Andrea Fraser.128
En organisant des workshops amenant les étudiant.es du département d’art de Rochester qui rassemble artistes et historien.nes de l’art à monter des expositions et des événements, Owens souhaite les amener à « apprendre que la production culturelle ne se limite pas à la fabrication d’objets d’art. »129 Le champ de réflexion qu’ouvre le curatorial constitue un espace de rencontre au sein duquel les pratiques artistiques, curatoriales, théoriques et pédagogiques peuvent se frictionner. Comme l’expliquent Beatrice von Bismarck, Jörn Schafaff et Thomas Weski : « Le curatorial implique non seulement un moyen authentique de générer, donner à voir et refléter l’expérience et la connaissance développées dans les ateliers d’artistes et institutions culturelles, mais va jusqu’à comprendre un vaste champ de connaissance lié aux conditions et relations de l’apparition de l’art et de la culture ainsi que les différents contextes selon lesquels ceux-ci sont définis. »130 Considéré comme un générateur d’« événements de connaissance, »131 le curatorial permet de reconnaître diverses pratiques constitutives du champ culturel comme des recherches en tant que telles, et offre un dispositif au sein duquel il est possible de circuler entre celles-ci.
La situation pédagogique qu’Owens imagine lorsqu’il est recruté à Rochester, semble permettre de générer un espace collectif de recherche et de production de savoir qui décloisonne les pratiques et les disciplines. Les deux bibliographies consacrées au sida sur lesquelles se clôture la section « Pedagogy » de Beyond Recognition, indiquent en effet qu’il souhaite mettre en œuvre un projet de workshop curatorial et le lier avec son enseignement théorique. Intitulé « Visualizing AIDS », le workshop propose d’articuler une réflexion théorique et artistique pour répondre à l’urgence de la crise générée par l’épidémie du sida, tout en produisant une situation de familiarisation aux enjeux économiques et pratiques d’un projet professionnel, pensé comme un espace non pas de simili neutralité, mais au contraire de responsabilisation clivant et engagé. L’objectif fixé est de monter une exposition adressée à la communauté de Rochester, visant à analyser l’imagerie du Sida produite par les discours médicaux et légaux et, on le comprend, à alerter le campus sur les dimensions socio-politiques dramatiques de l’épidémie. Dans la présentation de « Visualizing AIDS », Owens insiste sur l’attention spécifique que le projet doit porter à la manière dont la crise du sida a mis en évidence les problèmes de racisme, d’homophobie et de classisme ancrées dans la société.
Pour ce faire, il imagine que le groupe d’étudiant.es impliqué.es devra mener une recherche sur les démarches artistiques répondant à l’épidémie. Il souhaite également que cette recherche soit mise en perspective avec la bibliographie qu’il propose et qui rassemble des textes sur la science et la sexualité de Michel Foucault, de la théoricienne queer Eve Kosofsky Sedgwick, de la cyberféministe Donna Haraway, de l’anthropologue féministe Gayle Rubin, ainsi que des références de l’histoire de la médecine et de la littérature très récente sur le Sida. Parallèlement, Owens propose le cours « Visual AIDS » dont la bibliographie développe celle du workshop en proposant huit pages de références principalement anglo-saxonnes, consacrées à l’épidémie. Il fournit ainsi à ses étudiant.es un cadre pratique et conceptuel transdisciplinaire en prise directe avec une réflexion et une action, littéralement en train de se faire, sur « une étape fondamentale de l’histoire américaine du XXè siècle »132 pour reprendre les mots de l’essayiste et militante Sarah Schulman. Si aucune information ne subsiste quant à la mise en œuvre concrète de ce projet, il témoigne cependant d’une utilisation de l’espace curatorial pour développer des recherches qui ne se limitent pas à un domaine, une pratique, ou un type d’artefacts particulier, et qui investissent le champ culturel tout en adoptant un positionnement activiste.
Une ouverture vers les Visual et Cultural Studies
L’ouverture au champ culturel dont témoigne le projet « Visualizing AIDS » permet d’entrevoir les approches et les questionnements vers lesquelles Owens semblait alors se tourner. Bien qu’il n’ait pas publié de nouveaux textes sur les politiques sexuelles depuis la parution de « Outlaws : Gay Men in Feminism » dans l’anthologie Men in Feminism, cet enseignement militant permet de comprendre combien l’essai a marqué un tournant important pour son auteur. Publié en 1987, cet essai s’inscrit dans un contexte de radicalisation de l’activisme lié à la lutte contre le sida dont témoigne la création d’ACT UP à New York cette même année. Des personnes de l’entourage d’Owens s’y engagent comme Gregg Bordowitz, l’un de ses anciens étudiants de la SVA et de l’ISP, qui publie notamment l’essai « Picture a Coalition » dans le numéro spécial « AIDS : Cultural Analysis, Cultural Activism » d’October à l’hiver 1987. Ce numéro 43 qui mélange des textes d’intellectuel·les, activistes, et d’artistes, est entièrement dirigé par Douglas Crimp qui s’implique également dans ACT UP. Si Owens n’est pas militant lui-même, c’est cependant dans ce contexte qu’il choisit de faire son coming out en tant qu’auteur gay dans « Outlaws ». Tom Burr, un autre de ses anciens étudiants, décrit comme suit la portée que prit ce geste lors de la présentation qu’Owens fit de son essai à l’ISP : « dans l’un des moments les plus accablants de la crise du sida, cette position prenait un caractère d’urgence et d’actualité politique, et toute la pression et la puissance que suscitaient la reconnaissance de ces enjeux étaient ressenties aussi bien par le public que par Craig. »133 Enfin, c’est encore en 1987 qu’il publie « The Yen for Art »,134 le seul texte, avec « Outlaws », où il évoque, bien que brièvement, l’épidémie du sida. Dans ce court essai, il dénonce la rhétorique « protectionniste » qui s’exprime alors aux États-Unis aussi bien dans la presse artistique, les institutions muséales, que dans la politique du gouvernement vis-à-vis de l’épidémie du Sida. Owens considère que l’utilisation de cette rhétorique vise avant tout à occulter les actes de pouvoir et de contrôle, voir même de destruction historique et de génocide. La dynamique d’inversion qu’elle instaure permet à celles et ceux qui détruisent la culture de se présenter comme ses protecteur.ices. Owens lie notamment cette réflexion à l’appropriation politique de la crise du sida qu’opère alors la droite néoconservatrice pour contrôler le domaine privé des activités sexuelles non-reproductrices et redéfinir, au nom de la protection de la population, l’espace privé en espace public.
Ces différents éléments permettent d’entrevoir le positionnement qu’Owens commence à adopter en 1987 et qui l’amène en 1989, lorsqu’il est lui-même touché par l’épidémie, à concevoir cet enseignement qui semble répondre à l’urgente question posée par Crimp dans l’introduction du numéro spécial sur le sida d’October : « nous avons besoin de pratiques culturelles participant activement à la lutte contre le sida. Nous n’avons pas besoin de transcender l’épidémie, nous devons y mettre fin. Que pourrait être une telle pratique culturelle ? »135 S’emparer politiquement des représentations est en effet l’un des enjeux centraux du workshop « Visualizing AIDS ». Ce projet propose un développement informé par les Queer Studies et sous-tendu de l’urgence tragique de la crise du sida, du travail précédemment engagé par Owens sur la différence sexuelle. Retourner le stéréotype contre lui-même était un enjeu central de la réflexion sur les pratiques qualifiées d’appropriationnisme et les démarches présentées dans « Posing » (1984). Le cadre d’investigation de « Visualizing AIDS » dépasse cependant le seul champ de l’art pour s’ouvrir au champ culturel et marque ainsi le développement de son intérêt pour les Visual et Cultural Studies.
Il est difficile de savoir, en raison de son décès prématuré en 1990, comment Owens envisageait précisément son engagement dans cette nouvelle voie. Dans la mesure où, comme évoqué précédemment, son enseignement était intrinsèquement lié à ses projets d’écriture, peut-être aurait-il souhaité produire un essai à la suite du projet « Visualizing AIDS », pour réagir au contexte homophobique des Culture Wars menée par la droite néoconservatrice ?136 L’exposition intitulée « Exoticism : A Figure for Emergencies » qu’il est en train de préparer pour l’Institute of Contemporary Art de Londres en 1989 laisse par ailleurs comprendre qu’il était en train d’ouvrir une nouvelle étape de sa réflexion sur les politiques de représentation et de vocalisation initiée dans « The Discourse of Others » (1983). Visant « à déconstruire l’image que l’Europe se fait de ses ‘autres’, »137 ce projet atteste du développement de son attrait pour les Subaltern et Postcolonial Studies déjà visible dans les bibliographies de ses enseignements entre 1987 et 1989, tout comme dans la série de cours sur la culture visuelle du XXème siècle autour des questions de colonialisme, orientalisme ou primitivisme qu’il propose dans sa lettre de candidature à l’université de Rochester. Enfin, le dernier texte qu’il publie en juillet 1989, intitulé « The Global Issue : A Symposium, »138 révèle sa lucidité à l’égard de ce nouveau champ d’investigation. Il y distingue en effet les dangers du tiers-mondisme bienveillant de la culture occidentale métropolitaine contemporaine, de l’effort de déconstruction de l’impérialisme par les intellectuel·les dont il fait étudier la production à ses étudiant.es. Sa conclusion résonne avec les projets de l’ICA et de « Visualizing AIDS » : « Peut-être est-ce dans ce projet d’apprendre à nous représenter nous-mêmes – à parler aux autres, plutôt que pour eux ou à leur sujet – que réside la possibilité d’une culture ‘mondiale’. »139
Les diapositives S556 et S557 de la collection de diapositives de Craig Owens conservée par James Meyer à Washington, D.C.
Décloisonner les disciplines
Cette nouvelle étape dans la réflexion d’Owens, marquée par son ouverture au champ des Visual et Cultural Studies, lui permet de développer le décloisonnement disciplinaire inhérent à la critique de l’histoire de l’art et de la représentation, qu’il énonce dès 1982. Dans son essai « Representation, Appropriation, and Power, » il salue le refus des post-structuralistes, et plus précisément de Louis Marin et Michel Foucault, « de se cantonner de manière décorative aux limites d’un seul domaine de compétences […] parce qu’ils considèrent les ‘humanités’ elles-mêmes comme les produits d’une activité systématique de restriction et d’exclusion conçue pour contrôler la production de connaissances dans notre société. »140 Owens rapporte à l’histoire de l’art sa critique des humanités, qu’il perçoit comme un champ emblématique du désir de perpétuer l’hégémonie de la culture occidentale. Il pointe plus particulièrement la manière dont l’histoire de l’art aborde la représentation en la considérant comme une activité désintéressée et politiquement neutre, alors qu’elle constitue, selon lui, « l’acte fondateur […] du pouvoir dans notre culture » et « une partie intégrante des processus sociaux de différenciation, d’exclusion, d’incorporation et de domination ».141 Pour Owens, il est donc urgent d’en mener une critique en suivant l’approche performative de la représentation formulée par les post-structuralistes qui « s’intéressent moins à ce que les œuvres disent qu’à ce qu’elles font ».142 Comme en témoigne la présence récurrente de Foucault dans ses écrits et son enseignement, cette critique post-structuraliste de la représentation est fondatrice pour la démarche d’Owens qui la relira, au fil de la décennie, à l’aune des questions issues des différents corpus théoriques qu’il investiguera.
Le principal reproche qu’il adresse d’ailleurs à la démarche de Rosalind Krauss, connue pour son incorporation des théories structuraliste et post-structuraliste dans l’histoire de l’art, est de ne pas mener cette critique de la représentation jusqu’au bout.143 Dans son compte-rendu de The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths en 1985, il estime que les analyses de Krauss « néglige[nt] la fonction idéologique des mythes modernistes qu’elles démasquent »144 et restent empreintes de jugements de valeur – alors même que Krauss insiste dans son introduction sur sa volonté de se détacher de l’approche évaluative de la critique d’art prônée par le critique Clement Greenberg. Pour Owens, les analyses de Krauss manquent d’une notion articulée de l’idéologie et, de ce fait, ne parviennent pas à reconnaître, comme l’avaient fait les post-structuralistes, la complicité que les sciences humaines entretiennent avec l’ordre social et culturel dominant.145 Dans ce texte à charge quelque peu personnelle, il lui reproche finalement de rester avant tout une historienne de l’art impliquée dans des débats « académiques, qui se déroulent invariablement dans les limites prescrites par l’institution ».146 Comme le note Owens dans « Representation, Appropriation, and Power » en 1982, la critique des humanités entreprise par les post-structuralistes ne pouvait en effet être menée qu’à la condition d’« avoir examiné à des degrés divers leur propre implication dans un système académique qui soumet l’intellectuel et donc le confine à une discipline. »147
Le décloisonnement disciplinaire est une préoccupation constante de la trajectoire théorique qu’Owens a accomplie au cours de ses dix années d’activités et qui l’a menée à traverser le poststructuralisme, les Feminist, les Post-colonial, les Subaltern, les Visual et les Cultural Studies. Cette démarche transdisciplinaire est également à l’œuvre dans ses enseignements, comme en témoignent les différents corpus théoriques abordés dans les bibliographies des cours de 1987 à 1989. Le projet « Visualizing AIDS » propose, quant à lui, de déployer cette approche dans une nouvelle dimension pédagogique, en générant une situation collective de recherche et de production de savoir critique, socialement engagé et ouvert au champ culturel. Ce workshop répond à l’objectif qu’Owens se fixe pour le projet pédagogique qu’il formule dans sa lettre de candidature pour Rochester, et qui consiste à envisager « l’art comme une profession aussi importante pour notre société que la recherche scientifique ou technologique. »148 Pour Owens, il ne s’agit pas de promouvoir une figure de l’artiste en chercheur reconduisant le modèle disciplinaire universitaire dans lequel l’enjeu est de développer une expertise, à partir de procédures systématiques et objectives, afin de produire un nouveau savoir soumis à l’évaluation d’une communauté professionnelle, comme cela a pu être imaginé par les défenseurs de la « recherche en art » ou du « Practice-Based Doctorate ».149 L’ambition du projet pédagogique d’Owens vise plutôt à promouvoir une investigation artistique pensée comme une recherche qui prend position vis-à-vis des enjeux actuels et urgents de la société, et qui vise ainsi à élargir le monde de l’art au champ culturel.
C’est précisément l’éclatement disciplinaire généré par une telle approche que Krauss pointera comme un danger lorsqu’elle entrera dans le débat qui se cristallise, au milieu des années 1990, autour du succès que remportent les Visual et Cultural Studies dans les universités aux Etats-Unis.150 Exprimant alors ouvertement sa valorisation du cadre disciplinaire, pressenti dès 1985 par Owens, elle cristallisera son inquiétude vis-à-vis du décentrement qu’encourt l’histoire de l’art en tant que discipline universitaire fondée sur des compétences spécifiques, autour de la notion de deskilling.151 Empruntée à l’artiste australien Ian Burn, l’un des membres du collectif Art & Language, cette notion désigne l’abandon des savoir-faire traditionnels associés à la peinture et à la sculpture qui a caractérisé l’art conceptuel des années 1960-1970, allant de pair avec une perte des formes de savoir spécialisées, dont l’acquisition nécessite une période d’apprentissage exigeante. Burn estime notamment que ce phénomène a contribué à la difficulté qu’ont rencontré bon nombre d’étudiant.es en art des années 1980, une fois leurs études terminées, « à maintenir des attitudes [d’avant-garde] en dehors de l’école et à découvrir ensuite qu’on ne leur a pas enseigné les compétences qui leur permettraient de travailler d’une autre manière. »152 La notion de deskilling vise de plus à inscrire cette transformation du champ artistique dans le contexte économique postfordiste dans lequel le développement technologique et le processus de division du travail ont entraîné la disparition de compétences propres et cantonné les ouvriers à des tâches spécialisées.153 Décédé en 1990, Owens n’a pas pu participer à ce débat. La formulation de son projet pédagogique pour l’université de Rochester laisse cependant penser que, pour lui, l’éclatement disciplinaire conduit moins à un « deskilling » qu’à un « retooling » à même de former des producteur.rices culturel.les en leur permettant d’acquérir des outils pour se situer et se positionner activement et politiquement dans le champ professionnel.
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- 115. Voir la section « Overview » du Graduate Program en Visual & Cultural Studies de l’université de Rochester, en ligne : http://www.sas.rochester.edu/vcs/graduate/index.html, consulté le 15 octobre 2019
- 116. « rare opportunity – which [he] welcome[s] » Owens, Version finale de CLUR.
- 117. « A critic, editor, curator, and teacher, Owens refused to be confined by a simple definition. » « Editor’s Note, » in Craig Owens, Beyond Recognition, 328.
- 118. « in a period of conservative revanche » Owens, « Back to Studio, » 102.
- 119. « [A]nimated by the adversary culture of the ‘60s, not only by its sense of imminent cultural revolution, but also by the student movement’s critique of the American university » Ibid., 100.
- 120. « within the context of on-going discussion of the economic, ethical and political ramifications of art-making » Ibid.
- 121. Voir Howard Singerman, « Professing Postmodernism, » 157–159, 178–179.
- 122. Owens, Brouillon de CLUR.
- 123. Ibid.
- 124. « an active, hands-on approach » Owens, Version finale de CLUR.
- 125. « that examine the historical, social, and intellectual conditions of artistic productions » « The Independent Study Program 1968-2008, » in Independent Study Program: 40 Years (New York: Whitney Museum of American Art, 2008), 11.
- 126. Ibid.
- 127. Owens, « From Work to Frame, or, Is There Life After ‘The Death of the Author’ ?, » 135. La collection de diapositives d’Owens conserve des vues de cette exposition.Voir les diapositives n° 514, 517, 518, 521.
- 128. Voir Andrea Fraser, « In and Out of Place, » Art in America (June 1985); repris in Museum Highlights. The Writings of Andrea Fraser, ed. Alexander Alberro (Cambridge, Mass.: The MIT Press, 2005), 17–28. Voir le brouillon de cet essai annoté par Owens dans ce dossier
- 129. « learn that there is more to the production of culture than the manufacture of art objects. » Owens, Version finale de CLUR.
- 130. « The curatorial not only implies a genuine mode for generating, mediating, and reflecting experience and knowledge developed in artists’ studios and cultural institutions, but also encompasses a whole field of knowledge relating to the conditions and relations of the appearance of art and culture and the difference contexts by which they are defined. » Beatrice von Bismarck, Jörn Schafaff et Thomas Weski, “Introduction,” in Cultures of the Curatorial (Berlin: Sternberg Press, 2012), 8.
- 131. « events of knowledge » Irit Rogoff, Beatrice von Bismarck, « Curating / Curatorial, » in Cultures of the Curatorial, 27.
- 132. Sarah Schulman, La gentrification des esprits, trans. Emilie Notéris (Paris: B42, 2018), 12.
- 133. « in some of the most devastating moments of the ongoings AIDS crisis, this position had urgency and political currency, and both the audience and Craig felt the full pressure, and power, of that acknowledgement of stakes. » Tom Burr, « Architecture of Influence: Thinking through Craig Owens, » Women & Performance: A Journal of Feminist Theory, vol. 26, n° 1 (2016), en ligne: https://www.womenandperformance.org/ampersand/tom-burr, consulté le 15 octobre 2019
- 134. Craig Owens, “The Yen for Art,” in Discussions in Contemporary Culture, no. 1, ed. Hal Foster (Seattle: DIA Art Foundation/Bay Press, 1987); reprinted in Beyond Recognition, 316–323.
- 135. « we need cultural practices actively participating in the struggle against AIDS. We don’t need to transcend the epidemic; we need to end it. What might such a cultural practice be ? » Douglas Crimp, « AIDS: Cultural Analysis/Cultural Activism, » October, no. 43 (Winter 1987): 7.
- 136. Voir Johnathan D. Katz, «’The Senators Were Revolted’: Homophobia and the Culture Wars, » in A Companion to Contemporary Art Since 1945, ed. Amelia Jones (Oxford: Blackwell Publishing, 2006), 231–248.
- 137. « to deconstructing Europe’s images of its ‘others’ » Owens, Version finale de CLUR. L’essai qu’Owens rédigeait pour le catalogue de cette exposition devait également constituer le script d’un documentaire pour un nouveau programme télévisé mené par l’ICA pour la BBC.
- 138. Craig Owens, « The Global Issue: A Symposium, » Art in America (July 1989); repris in Beyond Recognition, 324–328.
- 139. « Perhaps it is in this project of learning how to represent ourselves – how to speak to, rather than for or about, others – that the possibility of a ‘global’ culture resides. » Ibid., 328.
- 140. « to remain decorously within the boundaries of a single area of competence […] because they view the ‘humanities’ themselves as products of a systematic activity of restriction and exclusion engineered to control the production of knowledge in our society. » Craig Owens, « Representation, Appropriation, and Power, » Art in America (May 1982); repris in Beyond Recognition, 92.
- 141. « the founding act […] of power in our culture » « an integral part of social processes of differentiation, exclusion, incorporation, and rule » Ibid., 91.
- 142. « They are interested less in what works say, and more in what they do » Ibid.
- 143. Craig Owens, « Analysis Logical and Ideological, » Art in America (May 1985); repris in Beyond Recognition, 272.
- 144. Ibid., 269.
- 145. Owens, « Representation, Appropriation, and Power, » 92.
- 146. « academic: that is, they invariably take place within institutionally prescribed limits » Owens, « Analysis Logical and Ideological, » 272.
- 147. « have examined to varying degrees their own implication in an academic system that submits and thereby confines the intellectual to a discipline. » Owens, « Representation, Appropriation, and Power, » 92.
- 148. « regards art as a profession as important to our society as scientific or technological research. » Owens, Brouillon de CLUR.
- 149. Ce modèle de l’artiste en professionnel de l’université est notamment défendu par William C. Seitz dans son Ph.D. dissertation Abstract-Expressionist Painting in America : An Interpretation Based on the Work and Thoughts of Six Key Figures, en 1955. Voir Howard Singerman, chapitre 5 « Subjects of the Artist, » in Art Subjects. Making Artists in the American University, 154. Ce modèle a encore été récemment promu par certain·es défenseur·ses du « Practice-Based Doctorate » et de la « recherche en art » au risque de renforcer les mythes et stéréotypes de la recherche et de la science et d’essentialiser la figure de l’« artiste-chercheur » en projetant sur elle les motifs caricaturaux d’un modèle scientifique de recherche académique. Voir Janneke Wessling, « Introduction » et Graeme Sullivan, « The Artist as Researcher. New Roles for New Realities, » in See It Again, Say It Again. The Artist as Researcher (Amsterdam: Valiz, Antennaz, 2011), 1–17, 82–84 ; Mika Hanula, Juha Suoranta, Tere Vadén, Artistic Research : Theories, Methods and Practices (Helsinki/Gothenburg: Academy of Fine Arts/University of Gothenburg, 2005). Pour un point critique sur ce débat, voir Sandra Delacourt, Katia Schneller, Vanessa Theodoropoulou, « Introduction, » Le Chercheur et ses doubles (Paris, B42, 2016), 5–22.
- 150. La revue October adopte une même ligne critique à l’égard de Visual et Cultural Studies. À l’été 1996, October publie les réponses d’une vingtaine de personnalités du monde de l’art au « Visual Culture Questionnaire » concocté par les rédacteurs ainsi qu’un éditorial qui exprime l’opinion négative de la revue à l’égard de ce nouveau champ théorique. Voir « Visual Culture Questionnaire, » October, n° 77 (été 1996), 25–70 et « Krauss and the Art of Cultural Controversy. Interview with S. Rothkopf, » The Harvard Crimson, publié le 16 mai 1997, consultable en ligne : https://www.thecrimson.com/article/1997/5/16/krauss-and-the-art-of-cultural/, consulté le 15 octobre 2019.
- 151. Rosalind Krauss, « Der Tod der Fachkenntnisse und Kunstfertigkeiten, » Text zur Kunst, no. 20 (1995): 60–67.
- 152. « find difficulty in sustaining such [avant-garde] attitudes outside of the school and to then discover that they have not been taught skills to allow them to work in any other way » Ian Burn, « The ‘Sixties: Crisis and Aftermath (or the Memoirs of an Ex-Conceptual Artist), » Art & Text, no. 1 (automne 1981): 49–65; repris in Alexander Alberro, Blake Stimson eds., Conceptual Art: An Anthology (Cambridge: MIT Press, 1999), 395.
- 153. Krauss renvoie notamment à Harry Braverman, Travail et capitalisme monopolistique. La dégradation du travail au XXè siècle (Paris : François Maspero, 1976). See Krauss, « Der Tod der Fachkenntnisse und Kunstfertigkeiten. »