Pratiques visuelles, exposition et nouvelles écologies de l’art
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Conclusion - Holobionte

Michael Asher, Writings 19731983 on Works 19691979, avec un formulaire de demande de reproduction photographique datant du 9 novembre 1987; diapositive S202, collection de Craig Owens, conservée par James Meyer, Washington, D.C.

Loin de prôner une adhésion aux lois et à la compétitivité du marché, le professionnalisme défendu par Owens pour l’éducation artistique dans sa lettre de candidature pour l’université de Rochester, est donc directement lié à la « pratique culturelle matérialiste » invoquée dans la conclusion de « From Work to Frame ». Face au développement du marché de l’art à la fin des années 1980 et à l’institutionnalisation de certaines des pratiques artistiques critiques qui ont marquées ses écrits depuis le début de la décennie, Owens juge nécessaire de promouvoir des pratiques artistiques et un enseignement qui offre une analyse des conditions de production au sein du champ artistique. Les cours qu’il donne entre 1987 et 1989 à Yale University, University of Virginia et Barnard College ainsi que le séminaire « The Political Economy of Culture » proposé à The School of the Art Institute de Chicago en témoignent. Le projet pédagogique élaboré pour l’université de Rochester élargit cette déconstruction du cadre institutionnel pensée dans la lignée des pratiques des années 1970 de Michael Asher, Marcel Broodthaers, Daniel Buren ou encore Hans Haacke, à la critique des représentations culturelles. Il s’agit dès lors de former des producteur.ices culturel.les en articulant l’analyse de l’économie politique du champ artistique au développement de pratiques socialement et politiquement engagées. Le workshop « Visualizing AIDS » témoigne en effet d’une réactivité à l’urgence que constitue alors l’épidémie du Sida en mobilisant l’espace de l’institution académique à des fins activistes. Owens n’a pas eu la possibilité d’assister au cours des années 1990 au succès institutionnel qu’ont connu la pensée critique et les pratiques artistiques politiquement engagées qui y sont liées, laissant douter de leur capacité à performer toute forme d’opposition au sein du champ. Comme l’ont pointé Janna Graham, Valeria Graziano, Susan Kelly : « dans les institutions artistiques depuis au moins les années 1990 […], les idées radicales ont de plus en plus été présentées comme un nouveau type de ‘capitalisme de contenu’, délibérément séparé de leurs contextes immédiats et des politiques qu’elles désignent ».154 Owens avait cependant déjà pressenti dès le milieu des années 1980 les pièges de la récupération institutionnelle. Dans « The Problem with Puerilism » en 1984, il note : « Au lieu d’être un antidote, l’appropriation des formes par lesquelles les sous-cultures résistent à l’assimilation fait pleinement partie du nivellement général des réelles différences sexuelles, régionales et culturelles et de leur remplacement par les signifiants artificiels, génériques et produits en série de l’industrie culturelle pour le ‘Différence’ ».155

Dans son essai « Politics of Art : Contemporary Art and the Transition to Post-Democracy » (2010), l’artiste Hito Steyerl, admettant « qu’[elle] peut aussi honteusement baisser la tête », estime que « la politique de l’art est l’angle mort d’une grande partie de l’art politique contemporain. » Elle considère qu’à l’heure de la mondialisation post-démocratique dans laquelle « les musées d’art contemporain déconstructivistes apparaissent dans toute autocratie qui se respecte », il est plus que jamais nécessaire de défendre « une expansion particulièrement importante » de la critique institutionnelle. Ces pratiques artistiques lui semblent en effet pertinentes pour aborder les questions problématiques et urgentes qui se posent à la production de l’art qui est « en plein dans le vif du sujet du système néolibéral ». L’art contemporain contribue en effet, précise-t-elle, à faciliter « le développement d’une nouvelle répartition multipolaire du pouvoir géopolitique dont les économies prédatrices sont souvent alimentées par l’oppression interne, la lutte des classes par le haut et des politiques radicales de choc et d’effroi. »156 Comme Owens, Steyerl considère que l’analyse critique des conditions politico-économiques de la production artistique reste plus que jamais d’actualité et ne peut être reléguée à une période historique désormais révolue.

Forger une « pratique culturelle matérialiste » qui « subvertit et subordonne à elle-même les conditions dont elle découle », tout en articulant les conditions de production de l’art à une critique des représentations de notre société, constitue donc un programme à la fois théorique et pédagogique important à poursuivre aujourd’hui. À l’heure de la privatisation des institutions artistiques et de la rentabilisation des établissements d’enseignements supérieurs, il semble nécessaire de réfléchir à des stratégies de mobilisation et de responsabilisation des institutions dans lesquelles chacun.e se trouve impliqué.e. La montée des conservatismes associée à la paradoxale appropriation institutionnelle des questions soulevées par les cultures traditionnellement minorées par les institutions même, pousse à garder comme ligne d’horizon cet appel lancé par Owens : « plutôt que d’être simplement employés par l’appareil dans lequel nous sommes tous – ‘regardeurs, acheteurs, vendeurs, fabricants [auxquels il faut ajouter étudiant.es et professeur.es] – pris, nous devons nous-mêmes l’utiliser ».157

 

Notes de bas de page
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  152. 152. 
  153. 153. 
  154. 154. « in art institutions since at least the 1990s […], radical ideas have increasingly been packaged as a new kind of ‘content capitalism’, deliberately separated from their immediate contexts and the politics they name » Janna Graham, Valeria Graziano, Susan Kelly, « The Educational Turn in Art: Rewriting the Hidden Curriculum, » Performance Research, « On Radical Education, » vol. 21, no. 6 (December 2016), 30.
  155. 155. « The appropriation of the forms whereby the subcultures resist assimilation is part of, rather than an antidote to, the general leveling of real sexual, regional, and cultural differences and their replacement with the culture industry’s artificial, mass-produced, generic signifiers for ‘Difference’ » Craig Owens, « The Problem with Puerilism, » Art in America (Summer 1984); repris in Beyond Recognition, 266.
  156. 156. « that [she her] self may bow [her] head in shame, too » « the politics of art are the blind spot of much contemporary political art. » « deconstructivist contemporary art museums pop up in any self-respecting autocracy » « a quite extensive expansion » « squarely placed in neoliberal thick of things » « the development of a new multipolar distribution of geopolitical power whose predatory economies are often fueled by internal oppression, class war from above, and radical shock and awe policies. » Hito Steyerl, « Politics of Art: Contemporary Art and the transition to Postdemocracy, » e-flux, n° 21 (décembre 2010), en ligne : https://www.e-flux.com/journal/21/67696/politics-of-art-contemporary-art-and-the-transition-to-post-democracy/ consulté le 15 octobre 2019.
  157. 157. « subverts and subordinates to itself the conditions from which it stems » « we ourselves are to employ, rather than simply being employed by, the apparatus we all – ‘lookers, buyers, dealers, makers’ – are threaded through » Owens, « From Work to Frame, » 136.