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Unfinished Business: Craig Owens et l’enseignement artistique
Publication
Pour une « pratique culturelle matérialiste ». Craig Owens et l’éducation artistique
Katia Schneller

« L’éducation artistique ne tient pas ses promesses envers ses étudiants ».1 C’est sur ce constat cinglant que Craig Owens (1950 – 1990) ouvre la lettre de motivation qu’il rédige pour candidater au département d’art de l’université de Rochester, au dernier poste qu’il occupera au cours de l’année 1989-1990, avant de décéder des suites du sida. Owens compte alors dix années d’enseignement à son actif, dont la majeure partie s’est effectuée à New York à la School of Visual Arts (SVA) (de 1983 à 1987) et à l’Independent Study Program (ISP) du Whitney Museum of American Art (de 1984 à 1987).

Il formule cependant cette déclaration plus spécifiquement au regard de son expérience récente, entre 1987 et 1989, en tant qu’Assistant, Visiting ou Adjunct Professor dans les prestigieuses formations en art et histoire de l’art de Yale University, University of Virginia, Barnard College et The School of the Art Institute de Chicago.2 Pour lui, ces formations, universitaires pour la majorité, se concentrent essentiellement sur le développement d’un savoir-faire, d’un style, ou d’une vision artistique individuelle. Owens estime au contraire que l’éducation artistique devrait offrir un cadre pédagogique « dans lequel l’activité culturelle est traitée non pas comme une exploration de soi et une expression de soi, mais comme une profession. » Résumant son projet pédagogique, il ajoute : « L’objectif est de fournir aux étudiants un savoir utile de ce qu’implique le fait de travailler en tant qu’artiste ou critique, par opposition au simple fait de l’‘être’. »3

Rédiger une lettre de candidature est bien sûr un exercice de persuasion. L’aspirant au poste cherche à retenir l’attention du jury et produire une réponse adaptée aux attentes énoncées en amont par l’équipe qui recrute, tout en mettant en valeur son profil et ses compétences. L’enjeu est d’autant plus conséquent que le nombre de propositions pédagogiques qu’Owens formule dans la suite de sa lettre laisse penser qu’il cherchait à obtenir un poste de titulaire plus stable et bénéficiant d’une meilleure assurance maladie que les charges de cours qu’il avait obtenues les deux années précédentes, et qui témoignaient déjà de sa volonté de s’insérer dans le milieu universitaire. La conception « professionnalisante » de l’éducation artistique qu’Owens énonce, est cependant cohérente avec ses positions théoriques critiques et le parcours professionnel qu’il a effectué au cours des années 1980 en tant que critique d’art et rédacteur à Art in America.

Comprendre comment cette conception a pu se matérialiser dans son enseignement, c’est d’emblée se confronter au problème inhérent à la restitution de l’activité pédagogique qui existe principalement dans l’expérience partagée entre le ou la professeur·e et les étudiant.es. Cette entreprise s’avère d’autant plus difficile dans le cas d’Owens que ses archives personnelles n’ont malheureusement pas été conservées après son décès prématuré des suites du Sida. Il est néanmoins possible de retracer la trajectoire pédagogique de la fin de sa carrière grâce à quelques artefacts sauvés ici et là : cette lettre de candidature pour Rochester accompagnée d’un curriculum vitae conservée dans les Lynne Tillman Papers à la Fales Library, sa collection de diapositives que son partenaire, Scott Bryson, donna avant de mourir à James Meyer, ainsi que les bibliographies publiées dans l’ouvrage Beyond Recognition. Les éditeurs de cette anthologie des écrits d’Owens avaient consacré une dernière section à la pédagogie, estimant que celle-ci jouait « une part nécessaire de son projet ».4

L’enseignement et l’aventure intellectuelle sont en effet intrinsèquement liés dans le parcours d’Owens. Retracer sa trajectoire pédagogique permet ainsi de saisir sa conception de l’éducation artistique mais aussi les questionnements théoriques qui l’animent au cours des trois dernières années de sa vie, alors qu’il ne publie plus depuis 1987 – à l’exception d’un court compte-rendu de colloque qui paraît en 1989 dans Art in America.5 Pour comprendre les enjeux théoriques qui sous-tendent le type de « professionnalisme » mis en avant dans sa lettre pour Rochester, il semble tout d’abord nécessaire de revenir sur le contexte dans lequel Owens formule son diagnostic à l’égard des formations universitaires en art. L’examen des propositions d’enseignement théorique qu’il élabore pour celles-ci, entre 1987 et 1989, permet d’envisager, dans un second temps, la manière dont il conçoit concrètement leur articulation à une pratique « professionnelle » réfléchissant sur la structuration du monde de l’art. Enfin, les propositions qu’il formule dans le cadre de sa candidature au département d’art de l’université de Rochester et l’activité pédagogique qu’il projette d’y mener, laissent entrevoir les approches et les questionnements théoriques vers lesquels Owens semblait alors se tourner et la manière dont ceux-ci ont pu accompagner sa conception de l’éducation artistique, lorsque sa carrière s’arrêta brutalement.

 

1. Pour une analyse des conditions économico-politiques de la production artistique

 

2. Traiter l’activité culturelle « comme une profession » : l’enseignement théorique de Craig Owens entre 1987 et 1989

 

3. Former des producteur.ices culturel.les : le projet pédagogique pour l’université de Rochester

 

Conclusion

Notes de bas de page
  1. 1. « [A]rt education is failing its students ». Craig Owens, version finale de la lettre de motivation pour l’université de Rochester, in Lynne Tillman Archives; MSS-180, Box: 32; Folder: 2; Fales Library and Special Collections, New York University Libraries. Cette lettre a dû être rédigée à la fin de l’année 1988 ou au début de l’année 1989 en vue d’un recrutement pour la rentrée de l’année académique 1989-1990. Elle est mentionnée par la suite sous l’acronyme CLUR. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont de l’auteure.
  2. 2. Voir « Chronologie de Craig Owens » dans ce dossier.
  3. 3. « … in which cultural activity is treated not as self-exploration and self-expression, but as a profession. » et « The point is to provide students with a usable knowledge of what working as – as opposed to simply ‘being’ – an artist or critic entails. » Craig Owens, version finale de CLUR, sans pagination.
  4. 4. « a necessary part of his project » « Editors’ Note, » in Craig Owens, Beyond Recognition. Representation, Power, and Culture, eds. Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman, Jane Weinstock (Los Angeles: University of California Press, 1992), 328.
  5. 5. Craig Owens, « The Global Issue: A Symposium, » Art in America (juillet 1989); repris in Beyond Recognition, 324–328.