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Unfinished Business: Craig Owens et l’enseignement artistique
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« So useless, so useful ».* À propos de la collection de diapositives de Craig Owens
Nathalie Boulouch

* Le titre « So useless, so useful » emprunte une expression de James Meyer. Voir l’entretien avec James Meyer réalisé par Katia Schneller et Dean Inkster à Washington, D.C. le 14 mars 2015.

Diapositives numérisées de la collection de diapositives de Craig Owens conservée par James Meyer à Washington, D. C.

« So useless, so useful ».* À propos de la collection de diapositives de Craig Owens - Holobionte

Sur l’écran de mon ordinateur, des diapositives numérisées forment une mosaïque. Cantonnés individuellement dans le morceau de carton, de plastique ou de métal qui leur sert de cadre, les petits rectangles lumineux, œuvres en miniature, invitent à se plonger visuellement dans ce schème qui réorganise en un sens de lecture linéaire des images initialement rangées les unes derrière les autres dans de petites boîtes à compartiments. Les caches-cadres de format carré ne sont pas vierges. Outre le nom de marque de procédés photographiques -Kodachrome, Ektachrome-, ils portent les traces de l’histoire de leurs usages. Des noms écrits à la main se succèdent : Jenny Holzer, Barbara Kruger, Richard Prince, Andy Warhol, Victor Burgin, John Weber Gallery, Metro Pictures etc. Parfois, une étiquette dactylographiée les recouvre partiellement : School of Visual Arts Library, Yale University etc. Des noms tels que Art in America ont été imprimés à même le cache tandis que des dates et des chiffres ont été inscrits automatiquement par le laboratoire de développement. Régulièrement, une pastille ou un petit point inscrit au stylo apparaît sur un coin. Ces photographies se présentent dans leur matérialité, sur support transparent, majoritairement en couleurs -bien souvent délavées- parfois recouvertes partiellement de fines bandes de masquage noir.

Ces images ont été rassemblées et manipulées par Craig Owens. Après son décès, elles ont été transmises à James Meyer par Scott Bryson, le dernier compagnon d’Owens, et sont aujourd’hui conservées comme un ensemble constitué.1 Iconothèque lacunaire de plus de 600 images, traces matérielles orphelines d’une activité à la fois critique, éditoriale et pédagogique, ces diapositives font le lien entre des types d’usages et deux modes de diffusion et de réception des œuvres d’art que sont la projection et l’impression en photogravure. Elles sont les fragments d’une histoire visuelle de l’art contemporain selon Owens. Selon Owens : car c’est bien la première singularité de cet ensemble que de former une archive qui, bien que tronquée, fait néanmoins percevoir les centres d’intérêt de celui qui la constitua. Toutefois, les arrangements désormais aléatoires de ces images privées de leur contexte de dissémination ne reprennent que partiellement du sens lorsqu’ils entrent en résonnance avec les thématiques chères au critique et à l’enseignant. Leur conservation engage à faire retour vers une histoire des usages de la diapositive comme vecteur de la circulation des images de l’art. Au-delà, cet ensemble permet d’initier une réflexion sur la manière dont les archives visuelles invitent à ouvrir des hypothèses d’interprétation des formes et modes d’élaboration des discours sur l’art.

« So useless, so useful ».* À propos de la collection de diapositives de Craig Owens - Holobionte

S259, S260, S261, collection de diapositives de Craig Owens, conservée par James Meyer, Washington, D. C.

La diapositive : un dispositif technique en marge des pratiques artistiques

Parler de ces diapositives, c’est parler d’un type d’image photographique positive caractérisée en premier lieu par son support transparent,2 de petit format rectangulaire (24×36 mm) insérée dans un cache de protection de dimension standardisée de 5×5 cm. C’est aussi, aujourd’hui, parler d’une technologie obsolète dont la production, dominée par le Kodachrome au cours de la seconde moitié du XXe siècle, s’est interrompue le 22 juin 2009 lorsque le groupe Eastman Kodak a annoncé l’arrêt de la fabrication de ce procédé argentique inversible en raison de ventes devenues marginales. C’est, enfin, aborder un continent photographique immense mais peu considéré, si on le compare à l’attention historique, critique et institutionnelle portée aux tirages sur papier : celui des images fixes projetées.3

Présente dans l’histoire des procédés depuis le dépôt, en 1850, du brevet du « hyalotype » (du grec ancien hyalo qui signifie verre) par les frères Langenheim4 de Philadelphie, la vue positive pour projections, qui s’insère dans la pratique des professionnels puis des amateurs, dote la photographie du pouvoir d’être « vue facilement par un grand nombre de spectateurs ».5 Dès le dernier tiers du XIXe siècle, cette capacité à proposer un partage collectif la fait associer aux usages didactiques et aux modes de sociabilité spectaculaire organisés autour des images,6 dans le sillage des pratiques de la lanterne magique. Au début du XXe siècle, la destinée de la diapositive se lie largement à l’introduction de la couleur avec la commercialisation de procédés comme l’Autochrome (en 1907) puis le Kodachrome et l’Agfacolor-Neu (en 1936). À partir des années 1960, elle s’impose à travers l’expansion du marché des photographes amateurs qui en font la distraction de leurs soirées familiales, tout en restant essentielle dans les domaines de l’enseignement scolaire et universitaire, de la communication d’entreprise et de la publicité. Elle devient le support dominant des nouveaux médias de communication qui établissent l’avènement de l’âge audiovisuel. Les innovations techniques en matière d’automatisation des projecteurs combinés à la possibilité de synchronisation avec des magnétophones l’intègrent en particulier dans les dispositifs spectaculaires de multiprojections installés à l’occasion d’événement populaires comme les Expositions universelles et autres foires commerciales.7 L’Expo 67 de Montréal, perçue comme un tournant dans le développement de l’audiovisuel, en offre l’une des vitrines les plus fascinantes avec entre autres, dans le pavillon Kodak, un spectacle d’images projetées sur un écran d’eau faisant intervenir la synchronisation d’une douzaine de projecteurs ou encore, dans le pavillon de la Tchécoslovaquie, le Diapolyécran du scénographe Josef Svoboda, véritable installation multimédia composée d’une paroi lumineuse de 112 écrans mobiles renfermant chacun deux Kodak Carousels de 80 diapositives.

Ces pratiques culturelles de masse confortent la diapositive dans une position qui lui est assignée depuis le tournant des XIXe-XXe siècles : sans place solidement établie dans le monde de la photographie artistique au regard de la domination esthétique des épreuves en noir et blanc, elle est considérée comme marginale voire illégitime du point de vue d’une reconnaissance artistique.8 Cette position n’est pas sans attirer l’attention de certains artistes conceptuels, comme le rappellera Mel Bochner : « Le fait que la diapositive soit dévalorisée la rendrait plus acceptable.»9 Nancy Holt mentionne également la facilité d’utilisation des diapositives pour différentes finalités (conférences, catalogues d’exposition),10 et surtout pour les soirées de projections qu’elle et son partenaire Robert Smithson organisaient dans leur loft new yorkais en invitant leurs amis artistes à présenter et discuter leurs travaux en cours comme le fit Dan Graham pour une pièce qui ne portait pas encore le titre de Homes for America.11

« So useless, so useful ».* À propos de la collection de diapositives de Craig Owens - Holobionte

S240, S241, S242, collection de diapositives de Craig Owens, conservée par James Meyer, Washington, D. C.

Dispersion, circulation des images de l’art

Si les diapositives projetées commencent alors à apparaître comme un médium alternatif de création, elles sont d’abord présentes dans le circuit de l’art, aux côtés des tirages photographiques noir et blanc, comme support de diffusion des œuvres qu’elles permettent de reproduire en couleurs. Artistes, galeristes, critiques d’art, conservateurs de musée, historiens de l’art, chacun les exploite selon ses besoins.12 Simples et économiques en termes d’usage, de production et de duplication, elles voient leur présence s’intensifier dans les années 1970-1980. Dupliquées en masse et vendues par les musées et des éditeurs spécialisés pour les bibliothèques et les particuliers amateurs d’art, projetées dans le cadre pédagogique, professionnel ou commercial, imprimées plus largement dans les revues grâce à la baisse des coûts d’imprimerie en couleurs, les diapositives participent de l’économie de dissémination visuelle des œuvres d’art basée sur la reproductibilité des images. Ces modes de circulation, qui ont débuté en Europe comme aux Etats-Unis dès la fin du XIXe siècle avec les collections dites « circulantes » de vues sur verre, sont toujours largement inscrits dans les usages. La revue Art in America, dont Craig Owens devient Associate Editor en novembre 1980 puis Senior Editor à partir de novembre de l’année suivante, va ainsi éditer et proposer à ses lecteurs la vente par souscription annuelle d’une collection de diapositives sur l’art. Intitulée « Art in America on Slides, » cette bibliothèque de diapositives, annoncée à partir de l’automne 1976 dans les pages publicitaires de la revue, propose une collection de quelques 600 diapositives Kodak13 réalisées en noir et blanc ou en couleurs à partir des supports originaux des illustrations de la revue. Cette diathèque, destinée en premier lieu aux universités et aux écoles d’art, composait ainsi un véritable « panorama du monde des beaux-arts » reproduisant les œuvres issues des pages de la revue ; laquelle pouvait servir de livret d’accompagnement pour le commentaire des images.

Telle qu’elle est constituée, la collection de diapositives de Craig Owens fait émerger les liens tissés entre son activité rédactionnelle pour la revue Art in America, son activité de critique d’art et celle d’enseignant qu’il exerce en parallèle sur la décennie des années 1980.14 Si certaines diapositives semblent avoir été réalisées par Owens à titre de documentation lors de visites d’expositions, comme par exemple celles des interventions in situ réalisées à Krefeld par Daniel Buren et Michael Asher en 1982, la majorité du corpus conservé se partage entre des diapositives empruntées aux diathèques des institutions dans lesquelles il a enseigné et des diapositives qui lui ont été probablement adressées par les galeries comme reproduction d’œuvres pour l’informer en tant que critique d’art et/ou pour servir d’illustrations pour des articles dont ceux d’Art in America. Mis à part le petit nombre de photographies réalisées par lui-même selon un point de vue personnel, ces diapositives participent ainsi plutôt d’un corpus de reproductions d’œuvres connues, déjà établi par une instance prescriptrice, qui se retrouvent encore aujourd’hui dans le flux des images accessibles via internet. La rareté, l’originalité du contenu visuel n’est donc pas ce qui caractérise la collection.

Ces photographies ont surtout constitué une documentation iconographique dans laquelle Owens est venu puiser, classant et organisant dans ses boîtes de rangement ces diapositives de provenances diverses en fonction de son propos et de ses travaux en cours. À titre d’exemple parmi d’autres, on peut mentionner une série de diapositives de reproduction d’œuvres de John Baldessari dont certaines marquées du copyright d’Art in America se mêlent à d’autres de la Margo Leavin Gallery de Los Angeles. Cet ensemble, identifiable, peut être mis en relation avec l’article « Telling Stories » publié dans Art in America en mai 1981 à l’occasion de l’exposition John Baldessari: Work 1966-1980 organisée par Marcia Tucker au New Museum de New York du 14 mars au 28 avril 1981. Owens donnera par ailleurs une conférence sur l’artiste au Contemporary Arts Museum de Houston en avril 1982 où l’exposition est présentée du 6 mars au 18 avril. On peut imaginer que l’enseignement d’Owens a également puisé dans ces mêmes ressources. L’abondance de diapositives (une cinquantaine) d’œuvres de Richard Prince est une autre trace de la connexion entre le contenu de la collection et les intérêts critiques d’Owens.

Outils documentaires mis au service de ces pratiques discursives multiples, les diapositives révèlent différentes strates d’usages successifs. Les marquages sur les caches, les courtes légendes descriptives utiles pour conserver l’identification des œuvres, les altérations du support indiquent le parcours des images et l’historique de leur circulation entre le producteur ou prescripteur (galerie, service photographique de bibliothèques universitaires, Owens lui-même) et les instances de réception (la salle de cours à l’université, l’auditorium d’un musée, la page de la revue). Les recadrages par bandes adhésives permettant de redessiner un cadre dans le cadre pour l’impression ou la projection, les points ou pastilles adhésives situés au coin15 des caches, la dégradation des colorants du procédé chromogène produisant parfois des virages (rouge), ou les décolorations importantes à la suite d’une exposition prolongée à la lumière sont autant d’indices d’une utilisation régulière dans les cours et conférences dispensés par Craig Owens.

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S367, S368, S369, collection de diapositives de Craig Owens, conservée par James Meyer, Washington, D. C.

Parler d’art devant les images

Comme le laisse penser une citation reprise en exergue dans Beyond Recognition, Craig Owens avait pleinement conscience de l’incidence de ces modes de circulation des photographies d’œuvres d’art sur l’écriture d’une histoire de l’art : « Bien sûr, l’histoire de l’art n’est pas l’histoire des œuvres d’art ; c’est l’histoire des diapositives des œuvres d’art. »16 La rencontre entre la diapositive et l’enseignement de l’histoire de l’art remonte à la fin du XIXe siècle. Elle se situe dans un contexte où la valeur d’objectivité accordée à la photographie va imposer la projection de vues sur verre comme l’auxiliaire pédagogique la plus appropriée pour « captiver l’esprit en arrivant au cerveau par les yeux, »17 selon la formule de Stanislas Meunier en 1880. Reconnue pour sa supériorité dans la fidélité de reproduction des œuvres d’art, des objets archéologiques et de l’architecture, la photographie permet la diffusion de corpus qui vont apporter les moyens d’études formelles et stylistiques. Au même titre que la constitution de collections de moulages, les collections de photographies viennent alimenter la mise en place de méthodes pédagogiques renouvelées et asseoir la validité scientifique de la discipline.

Tirages et plaques de projections sont réalisés par des photographes professionnels et proviennent de collections commercialisées par des maisons d’édition spécialisées, comme Braun et Bulloz en France ou Alinari en Italie, qui proposent leurs propres catalogues. Les musées vont aussi prendre en charge la reproduction et la diffusion de leurs collections de chefs-d’œuvres.19 Durant la décennie 1935-1945, les musées des Etats-Unis comme le Cleveland Museum of Art, l’Art Institute of Chicago, le Metropolitan Museum et le Museum of Modern Art de New York commencent à vendre des diapositives de leurs collections. Au cours du XXe siècle, des programmes éducatifs, dont certains soutenus par les pouvoirs publics, vont également s’organiser à l’appui de la mise à disposition de collections de diapositives grâce à un système de prêt de corpus thématiques et de matériel de projection.20 Progressivement intégrée à l’enseignement scolaire et universitaire en Europe et aux Etats-Unis, la projection va en particulier exercer un impact indéniable dans le développement de l’histoire de l’art du point de vue de sa pratique orale. Les diapositives, qui permettent à chaque enseignant de constituer sa propre collection de reproductions d’œuvres, constituent un outil didactique spécifique aux cours magistraux.

Avec son support transparent qui nécessite une visualisation en lumière transmise, la diapositive trouve en effet dans la projection sa meilleure alliée. Le dispositif, qui fait intervenir un projecteur dans lequel la vue positive est glissée pour être traversée par la lumière et agrandie par un système optique, confère à cette image de très petites dimensions une visibilité, un format et une présence dont l’écran fournit le lieu d’apparition. Chaque photographie projetée existe par son échelle établie en fonction d’un coefficient d’agrandissement selon la distance qui sépare le projeteur de l’écran. C’est son immobilisation dans le passe-vue du projecteur qui produit le régime de visibilité de l’image et en permet le commentaire. Le temps de son éclairement par le flux de lumière électrique lui assigne une durée. Ces photographies relèvent ainsi de la catégorie des images temporalisées qui incluent le temps dans leur mode d’existence.21 La projection agrège deux temporalités jusqu’alors dissociées dans l’enseignement : celle de l’image et celle de la parole.

Avec la projection, la place du commentaire professoral n’est plus cet « espace vide que seule la capacité linguistique du maître pouvait peupler d’images. »22 Le dispositif spatial des images projetées met en scène le discours sur l’art. Face à une assemblée d’étudiants plongés dans une semi-pénombre qui renforce un sentiment d’intimité, les diapositives agrandies sur l’écran au format de « tableaux »23 s’imposent tandis que la lumière du projecteur en accroît la réceptivité : « L’image semble s’adresser directement au spectateur. »24 Isolée de tout contexte, dans une position frontale et centrée, l’œuvre reproduite sur diapositive devient un objet de focalisation de l’attention et du regard (de ceux qui regardent comme de celui qui parle). Le discours de l’enseignant s’élabore simultanément à partir de l’image. Une rhétorique nouvelle s’invente devant l’écran, où la reproduction produit un hic et nunc de l’œuvre dont elle est le simulacre. La projection actualise la réalité de l’œuvre dans la confrontation aux autres images qui se succèdent sur l’écran en une forme de collection reconstituée par le défilement des images. Le lien entre les œuvres ne se crée plus dans la linéarité horizontale de l’accrochage sur les cimaises du musée mais sur l’écran vertical; chaque vue succédant rapidement à la suivante. La séquence projetée permet alors de saisir des relations structurelles et formelles inédites qui surgissent de l’effet d’enchaînement des différents clichés dont le cerveau, à peine reposé par l’intervalle d’un noir entre deux images, conserve momentanément le souvenir.

Ainsi, l’apport technologique de la projection de reproductions sur diapositives a-t-il transformé les modes de réception et d’analyse des œuvres et généré, de fait, une rupture épistémologique au sein de la discipline de l’histoire de l’art. Occupant la chaire de l’université de Berlin à la fin du XIXe siècle, Hermann Grimm est parmi les premiers historiens d’art à adopter la projection de vues sur verre comme l’instrument idéal pour l’étude des œuvres : « Les images deviennent visibles en même temps, l’observation comparée peut immédiatement produire ses effets. »25 Il reviendra à son successeur, Heinrich Wölfflin, de développer l’exploration des possibilités de rapprochement, de confrontation, de comparaisons rendues particulièrement démonstratives par la double projection. Plus que tout autre mode d’accès aux œuvres par la médiation des images, cette pédagogie « où l’on travaille avec des diapositives »26 satisfait une nécessité décrite par Wölfflin : « expliquer une peinture dans le sens où l’œil se trouve guidé est déjà en soi une composante nécessaire de l’enseignement de l’histoire de l’art. »27

Parmi les artistes, Ad Reinhardt en fit un usage particulier dans les années 1950-1960 lors de soirées de projections à l’Artists’ Club de New York et dans ses cours en associant des diapositives achetées dans les musées à ses photographies personnelles d’œuvres d’arts, d’art décoratif et d’architecture prises lors de ses voyages. Faisant défiler les diapositives à un rythme rapide et sans commentaire, Reinhardt, qui était fortement inspiré par les travaux de George Kubler, cherchait à laisser émerger l’idée d’une forme universelle de l’art par des rapprochements formalistes rendus particulièrement efficaces par le défilement en séquence des diapositives.

Si ces pratiques où les modes de discours sur les œuvres s’élaborent devant l’écran sont bien identifiées, les diapositives de Craig Owens ne nous disent plus rien de ce qui s’est joué dans ce « triangle performatif composé de l’orateur, du public et de l’image. »29 Le dispositif de la projection, en combinant une médiation visuelle et verbale qui fonctionne à partir d’une séquence d’images qui se succèdent, établit un espace-temps d’analyse et de commentaire dont on peut imaginer qu’Owens a su tirer parti. La nature cumulative de la projection stimule une mobilité de la pensée et une agilité du discours. Le dispositif de la projection devient une parole en actes devant les œuvres : celle du pédagogue autant que celle du critique d’art. Owens « était un superbe enseignant dont les cours attiraient un grand nombre d’étudiants »30 se rappelle Lynne Tillman. L’artiste Tom Burr, qui a suivi les cours de Craig Owens à la School of Visual Art de New York University, se souvient de la façon singulière dont celui-ci transformait la salle de classe où il dispensait son enseignement en un lieu de performance et de confrontation des idées, préparant bien souvent le travail d’écriture critique qui serait ensuite développée dans ses articles d’Art in America ou dans ses essais de critique d’art : « Les mains de Craig et son corps tout entier nous embarquaient dans un voyage pédagogique sous tension, composé en grande partie d’images – une rafale de diapositives 35 mm d’œuvres d’art et d’images en lien avec, d’une part, les textes que nous lisions, et avec un dialogue suivi, de l’autre – le projecteur de diapositives et les prouesses verbales de Craig créant comme un champ coupé. […] Une performance était en train de se dérouler. Une performance qui se reflétait dans les écrits de Craig. »31

« So useless, so useful ».* À propos de la collection de diapositives de Craig Owens - Holobionte

S439, collection de diapositives de Craig Owens, conservée par James Meyer, Washington, D. C.

Une histoire de l’art postmoderne par l’image

La survivance de la collection de diapositives de Craig Owens ouvre une fenêtre iconographique sur l’histoire de l’art d’une décennie placée sous le signe du postmodernisme à travers les artistes majoritairement représentés auxquels il s’est intéressé. En outre, les diapositives appartiennent à une catégorie de photographies dont l’histoire se situe à l’opposé des critères de valeur établis à l’aune du modernisme, dont ceux d’unicité et d’originalité, qui prévalaient alors au sein des institutions. Elles entrent en phase avec cette « pluralité de copies »32 qui identifie les pratiques postmodernistes de la photographie, et affirment par ailleurs l’existence d’un type d’image photographique en dehors de la matérialité des tirages. Elles participent ainsi de cet épuisement de l’aura des œuvres d’art originales que Walter Benjamin a associé à la reproductibilité technique de la photographie et que Craig Owens et Douglas Crimp ont longuement commenté.

Parallèlement, au cours de la décennie des années 1980 durant laquelle Craig Owens constituait sa collection, les projections de diapositives étaient présentes, souvent aux côtés de vidéos, au sein des « chambres noires » installées dans des lieux alternatifs comme l’Artists Space ou The Kitchen, mais aussi dans les institutions. Ainsi, The Ballad of Sexual Dependency, le diaporama de près de 700 images que Nan Goldin avait commencé à présenter sous la forme d’une performance dans des clubs et cinémas underground à la toute fin des années 1970 est-il projeté parmi d’autres « projections de films et de diapositives » dans la Film/Video Gallery de la Biennale du Whitney Museum de 1985. Le critique Andy Grundberg constatait alors dans le New York Times: « l’intérêt actuel pour la projection d’images photographiques est alimenté par une insatisfaction fondamentale à l’égard de la présence physique et de l’efficacité esthétique des photographies en tant que tirages. »33

Dans ce contexte artistique et visuel, les diapositives ont-elles joué un rôle dans l’élaboration du discours d’Owens sur les pratiques postmodernes ? Bien qu’il n’y fasse pas référence dans ses textes, on formulera l’hypothèse de leur contribution à penser la photographie comme allégorie. Copies photographiques d’œuvres d’art originales magnifiées par la projection lumineuse pour les rendre accessibles à un public d’étudiants ou d’auditeurs de conférences, les diapositives ont pu participer, au-delà de leur fonction didactique première, à un questionnement des définitions établies. Regarder et commenter les diapositives revient à réfléchir à la prégnance de la connaissance des œuvres par leurs reproductions et, par conséquent, à l’absence de l’original, disparu sous ses multiples copies. En outre, le dispositif visuel de la projection lumineuse propose une expérience des œuvres qui réitère les affects produits par les images publicitaires et cinématographiques dont les artistes postmodernes ont interrogé le pouvoir de fascination. Douglas Crimp en évoque pour sa part les effets à l’appui de l’expérience de l’œuvre de Sherrie Levine présentée à The Kitchen en février 197934 sous la forme d’une projection, sur un mur de la galerie, d’une diapositive couleur représentant le profil en silhouette d’un président américain dans lequel était incrustée la photographie d’une mère avec son enfant découpée dans un magazine : « L’image de la mère et de l’enfant/Kennedy a été agrandie jusqu’à une hauteur de deux mètres et diffusée par un jet de lumière. Cette présentation de l’image lui conférait une présence imposante et théâtrale. Mais quel était le support de cette présence et donc de l’œuvre ? La lumière ? Une diapositive de 35 mm ? Une image découpée dans un magazine ? Ou bien le support de cette œuvre est-il peut-être sa reproduction ici dans ce journal ? Et s’il est impossible de localiser le support physique de l’œuvre, peut-on alors localiser l’œuvre originale ? »35

Inscrite spatialement et temporellement dans le lieu spécifique de sa projection, la diapositive est une photographie éphémère et hybride. La projection est la seule à pouvoir proposer une mise en relation des images proche du montage et à favoriser l’articulation du visuel et du verbal. Dans son article « The Allegorical Impulse », Craig Owens mentionne « la réciprocité que l’allégorie propose entre le visuel et le verbal: les mots sont souvent traités comme des phénomènes purement visuels, tandis que les images visuelles sont proposées comme un script à déchiffrer. » Quant au travail de Robert Smithson à partir duquel Owens considère le potentiel allégorique de la photographie, celui-ci consiste initialement en des diapositives Kodachromes, qu’il s’agisse des photographies de paysage entropique du New Jersey ou du Yucatan à travers les Mirrors Displacements ou de la conférence illustrée de diapositives Hotel Palenque qu’il donne en 1972 pour des étudiants de l’université d’Utah.37

Aujourd’hui, dans leurs boîtes, les reproductions d’œuvres encapsulées dans de minuscules rectangles n’attendent qu’un flux de lumière électrique pour les rendre visibles. Fragiles et inutiles (useless) dans leur obsolescence technique programmée par la transition numérique du tournant des années 2000, elles sont des archives utiles (useful) constituées à la croisée d’une triple activité, des « fragments de temps passé »38 dont la valeur reste associée à celui qui les a collectées, rangées, commentées. Comme les Mirror Displacements opérés par Robert Smithson et cités par Owens ne reflètent qu’« un sentiment de perte, d’absence »39 du paysage du Yucatan, ces diapositives sont comme une mise en abyme de l’absence du discours du critique sur les œuvres. Owens est ailleurs.

Notes de bas de page
  1. 1. James Meyer, « Outside the Box. James Meyer Unpacks Craig Owens’s Slide Library, » Artforum (mars 2003): 63–66, 260–216, 264. La collection de diapositives d’Owens est composée de 635 diapositives. Voir l’inventaire réalisé par Katia Schneller dans ce dossier.
  2. 2. Caractéristique des procédés du XIXe siècle, le verre – lourd et fragile – a été progressivement remplacé, à partir des années 1930, par des supports souples en matière plastique dont la mise au point a profité des progrès accomplis dans la fabrication des bandes pour le cinématographe. Ces supports souples peuvent être en nitrate de cellulose, en acétate de cellulose ou en polyester.
  3. 3. Depuis quelques années, des recherches et expositions ont commencé à être menées pour défricher ce terrain. Voir Slideshow. Projected Images in Contemporary Art, ed. Darsie Alexander (Baltimore: Baltimore Museum of Art; London: Tate Publishing, 2005); Diapositive: histoire de la photographie projetée, eds. A. Lacoste, N. Boulouch, O. Lugon et alii. (Lausanne: Musée de l’Elysée; Editions Noir et blanc, 2017).
  4. 4. Grâce au hyalotype – procédé à l’albumine sur support de plaque de verre -, le médecin psychiatre Thomas Story Kirkbride sera le premier à explorer l’apport de la photographie projetée dans le traitement des malades aliénés au Pennsylvania Hospital for the Insane de Philadelphie. Voir George S. Layne, « The Langenheim of Philadelphia, » History of Photography, vol. 11, no. 1 (January-March 1987): 39–52; and Angélique Quillay, A Reverse Image. La culture visuelle du Pennsylvania Hospital for the Insane sous la direction de Thomas Kirkbride (1840-1883), directeur : François Brunet (Thèse de doctorat, Université Sorbonne Paris Cité, 2016).
  5. 5. Eugène Trutat, Traité général des projections (Paris : Charles Mendel, 1897), 1.
  6. 6. Voir N. Boulouch, « Figurez-vous un écran… La photographie projetée autour de 1900, » in Diapositive: histoire de la photographie projetée, 162–175.
  7. 7. Voir Olivier Lugon, « Exposer/Projeter : la diapositive et les écrans multiples dans les années 1960, » in Diapositive: histoire de la photographie projetée, 188–201.
  8. 8. Voir Nathalie Boulouch, Le Ciel est bleu : une histoire de la photographie couleur (Paris: Textuel, 2011) and « Photographie illégitime, cinéma du pauvre: l’impossible destin de la diapositive, » Projeter/Projecting, Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques / Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, no. 24-25 (automne-printemps 2014-2015), en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1034154ar, consultée le 15 octobre 2019.
  9. 9. Mel Bochner dans une conversation téléphonique avec Vicki Goldberg, 10 février 1997, cité in G. Bargellesi-Severi, ed., Robert Smithson. Slideworks (Verona : Carlo Frua, 1997), 172. Sauf mention contraire, toutes les traductions sont les nôtres.
  10. 10. Ibid.
  11. 11. Voir Dan Graham, entretien avec Sabine Breitwieser, 1er novembre 2011, The Museum of Modern Art Oral History Program, New York City, en ligne : http://www.moma.org/learn/resources/archives/oralhistory#aohi, consulté le 15 octobre 2019. C’est après avoir montré son projet de ce qui deviendra Homes for America (1966) dans ce cadre que Dan Graham sera invité à participer à l’exposition « Projected Art » organisée par Elayne Varian au Finch College Museum of Art de New York du 8 décembre 1966 au 8 janvier 1967. Il projette 21 diapositives sous le titre très littéral de « Project Transparencies ». La projection sera présentée une seconde fois sous le titre : « Transparencies. 1965-1966 Slide Projection » dans l’exposition « Focus on Light » au New Jersey Museum de Trenton de mai à septembre 1967. Voir N. Boulouch, « La projection de diapositives, le dispositif et le protocole : à propos d’Homes for America de Dan Graham, » in Protocole et photographie contemporaine, ed. Danielle Méaux (Saint-Etienne : Publications de l’université de Saint-Etienne, 2013), 285–297.
  12. 12. Les dossiers de travail de critique d’art conservés dans les collections des Archives de la critique d’art (http://www.archivesdelacritiquedart.org/) comportent ainsi de nombreux témoignages d’envois de diapositives par les artistes et les galeries. Voir: http://www.archivesdelacritiquedart.org/.
  13. 13. Le nombre de diapositives atteint les 900 en 1981. À notre connaissance, Art in America est la seule revue à pratiquer ce type d’offre.
  14. 14. Voir la chronologie de Craig Owens établie par Katia Schneller dans ce dossierChronologie de Craig Owens.
  15. 15. C’est le Congrès international de photographie de 1889 qui a fixé cet usage facilitant le repérage et le chargement des plaques dans la pénombre afin d’éviter les risques d’une projection d’image tête bêche.
  16. 16. Craig Owens, Baldwin Lecture, Oberlin College citée in Beyond Recognition. Representation, Power and Culture. Craig Owens, eds. Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman, and Jane Weinstock (Berkeley: University of California Press, 1994), 327.
  17. 17. Stanislas Meunier, Les Projections lumineuses et l’enseignement primaire. Conférence faite le 30 mars 1880 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne aux Membres du Congrès pédagogique (Paris : A. Molteni, 1880), 6.
  18. 18. Voir Lyne Therrien, L’histoire de l’art en France. Genèse d’une discipline universitaire (Paris : Editions du CTHS, 1998), 397.
  19. 19. Voir Howard B. Leighton, “The Lantern Slide and Art History,” History of Photography, vol. 8, no. 2 (avril-juin 1984): 107–118.
  20. 20. En France, le service des projections est créé en 1896 au sein du Musée pédagogique afin de faire circuler par envoi postal des collections de vues pédagogiques mises à disposition des instituteurs. Voir Lumineuses projections ! La projection fixe éducative, ed. Anne Quillien (Rouen : Canopé Editions, 2016).
  21. 21. Voir Jacques Aumont, L’image (Paris : Nathan, 1990), 130. Le cinéma et la vidéo sont aussi composés d’images temporalisées.
  22. 22. Roland Recht, « Du style aux catégories optiques, » in Relire Wölfflin, eds. Joan Hart, Roland Recht, Matthias Waschek (Paris : Musée du Louvre ; Paris : Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, 1995), 47.
  23. 23. Ce terme est utilisé au XIXe siècle pour désigner les vues projetées.
  24. 24. Trevor Fawcett, « Visual Facts and the Nineteenth-Century Art Lecture, » Art History, vol. 6, no. 4 (décembre 1983): 455.
  25. 25. Willibald Sauerländer, « L’Allemagne et la Kunstgeschichte. Genèse d’une discipline universitaire, » Revue de l’art, no. 45 (1979): 7.
  26. 26. Heinrich Wölfflin, « Sur les côtés droit et gauche dans le tableau, » in Réflexions sur l’histoire de l’art [Gedanken zur Kunstgeschichte, 1941], trans. Rainer Rochlitz (Paris : Flammarion, 1997), 116.
  27. 27. Heinrich Wölfflin, « De l’explication des œuvres d’art, » in Relire Wölfflin, 123.
  28. 28. Voir Dale McConathy, « Ad Reinhardt: ‘He Loved to Confuse and Confound’, » ArtNews, no. 79 (April 1980), 56–59. Sa collection rassemblait plus de 12000 diapositives.
  29. 29. Robert S. Nelson, « The Slide Lecture, or the Work of Art ‘History’ in the Age of Mechanical Reproduction, » Critical Inquiry, vol. 26, no. 3 (printemps 2000), 415.
  30. 30. Lynne Tillman, « Craig Owens, 1950-1990, » Art in America (septembre 1990), 185.
  31. 31. See Tom Burr, « Architecture of Influence: Thinking Through Craig Owens, » Woman & Performance: a journal of feminist theory 26, no. 1 (2016): 95-100, en ligne: https://www.womenandperformance.org/ampersand/tom-burr, consulté le 15 octobre 2019.
  32. 32. Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism, » October, vol. 15 (hiver 1980): 91.
  33. 33. Andy Grundberg, « Beyond Still Imagery, » The New York Times (7 avril 1985): 24.
  34. 34. Pour son exposition personnelle à the Kitchen, à New York, du 2 au 10 février 1979, Sherrie Levine projeta une photographie recadrée d’une mère et d’un enfant dans une silhouette de président des Etats-Unis.
  35. 35. Douglas Crimp, « Pictures, » October, vol. 8 (printemps 1979): 87. Il est intéressant de noter que la mention de cette projection de Sherrie Levine vient remplacer en 1979 celle de la projection de diapositives de Philip Smith qui était mentionnée dans le texte du catalogue de l’exposition Pictures (Artists Space, 1977) qui sert de base à cet article. En 1977, S. Levine ne présentait pas de projection à Artists Space.
  36. 36. Craig Owens, « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism, » October (printemps 1980): 71.
  37. 37. Voir Nathalie Boulouch, Laurence Corbel, « Déconstruire la performance, » in eds. Laurence Corbel, Christophe Viart, Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d’étude (Paris : T&P Publishing, 2021), 36–51.
  38. 38. Arlette Farge, The Allure of the Archive, trans. Thomas Scott-Railton (New Haven: Yale University Press, 2013), 17; Le Goût de l’archive (Paris: Editions du Seuil), 26.
  39. 39. Craig Owens, « Photography ‘en abyme’, » October, vol. 5 (été 1978): 88; repris in Beyond Recognition, 28.