Diapositive no. 203, vue de Hans Haacke, Unfinished Business, ed. Brian Wallis (Cambridge, MA: MIT Press, 1986), 5, avec un formulaire de demande de reproduction daté du 10 novembre 1987. Craig Owens Slide Library, conservé par James Meyer, Washington, D. C.
Tandis que se sont mis en place les accords de Bologne visant à harmoniser l’enseignement supérieur dans l’espace européen au cours des années 2000 et, par là même, à le reconfigurer pour le rendre plus compétitif dans l’économie de la connaissance à l’échelle mondiale,1 l’éducation artistique est devenue un sujet de discussion obsédant dans le monde de l’art contemporain. L’émergence de l’expression « Educational Turn » au début des années 2010 pour désigner des pratiques artistiques et curatoriales adoptant des formats et des procédures pédagogiques dans le but de produire et partager du savoir ainsi que d’investir une praxis éducative élargie, a été symptomatique de cette nouvelle fascination.2 Ces pratiques basées sur la recherche et mettant l’accent sur le processus et les interventions discursives plutôt que sur la production d’objet, ont croisé l’émergence de la figure de « l’artiste-chercheur »3 dans des discussions sur leur capacité à produire, ou non, un espace d’émancipation échappant à la réification néolibérale du champ culturel et à la mutation rentabiliste de l’enseignement supérieur dans le cadre du capitalisme cognitif.
Dans ce processus de transformation qui a touché la figure de l’artiste, la théorie et la réévaluation de sa place dans l’éducation artistique jouent un rôle fondamental. En France, l’accent a ainsi été mis depuis 2010 sur son enseignement dans les écoles d’art comme une condition nécessaire à l’obtention du grade de Master, notamment en imposant la rédaction d’un mémoire de recherche pour les étudiant.es au cours des 4è et 5è années de leur parcours et le recrutement de professeur.es diplômé.es d’un doctorat.
Pour réfléchir sur ce moment de réforme de l’éducation artistique qui a suscité de nombreuses polémiques au sein des établissements français, il peut être intéressant de prendre du recul en le mettant en perspective avec le contexte des États-Unis où s’est progressivement structuré un processus de valorisation de l’enseignement théorique dans l’éducation artistique après la seconde Guerre Mondiale – la réforme européenne ayant été largement inspirée par le modèle anglo-saxon. Plus précisément, la période des années 1970-1980 est souvent présentée comme un moment clé du contexte artistique outre-atlantique concernant la théorie : la revue new yorkaise October, créée en 1976 par Rosalind Krauss et Annette Michelson, s’y est notamment imposée comme un bastion de renouvellement de la pensée sur l’art en participant à l’invention d’une nouvelle forme de critique d’art théorique et d’histoire de l’art contemporain nourri de French Theory. Cette approche participe alors pleinement à ce que beaucoup d’auteur·es ont qualifié d’« âge d’or » de la Théorie et qui correspond à l’enthousiasme qu’a alors généré dans le monde anglophone la traduction d’auteurs français tels que Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault ou Jacques Lacan.4
La figure de Craig Owens (1950-1990) offre un point d’entrée intéressant dans ce champ new yorkais car, en plus d’avoir pleinement contribué à cette histoire de la Théorie dans le champ artistique, l’enseignement auprès de jeunes artistes constituait pour lui « une part nécessaire de son projet ».5 Bien que connu pour ses textes parus dans October à la fin des années 1970 comme « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodernism, »6 Owens n’a pas bénéficié de la même reconnaissance que ses collègues de l’époque comme Douglas Crimp ou Hal Foster, en partie en raison de son décès prématuré des suites du Sida. Sa trajectoire, bien que courte, est cependant riche sur le plan théorique : s’éloignant rapidement d’October au début des années 1980, Owens va développer dans ses écrits une réflexion qui associe les références au post-structuralisme français à une pensée influencée par les théories féministes, postcoloniales, culturelles, visuelles et queer, participant ainsi à une aventure théorique qui trouvera un écho massif dans le monde de l’art à partir des années 1990.
À la fois critique d’art, théoricien, rédacteur, traducteur et enseignant, Craig Owens se situe à la croisée des mondes professionnel et académique ; suivre le parcours de ses pratiques théoriques et pédagogiques offre ainsi un éclairage de premier plan sur le processus de valorisation que connaît alors la théorie aussi bien dans les pratiques artistiques que dans l’éducation artistique aux États-Unis. Owens identifie en effet en 1979 dans son essai « Earthwords, » la coïncidence existant entre le phénomène d’« éruption du langage dans le champ esthétique » et l’émergence du postmodernisme.7 Comme l’explique Howard Singerman, ce phénomène va de pair avec l’essor de la discursivité dans l’éducation artistique dans les années 1970-1980 qu’il comprend comme un signe de son rapprochement avec le champ universitaire, le langage étant l’attribut décisif de l’université, et qu’il considère comme l’enjeu principal du MFA.8 Il n’est de plus pas anodin que plusieurs des ancien·nes étudiant·es d’Owens comme Andrea Fraser, Gregg Bordowitz, Mark Dion ou Tom Burr, qui ont acquis de la visibilité au début des années 1990 en apparaissant comme une nouvelle génération venant renouveler les pratiques de critique institutionnelle, et qui saluent l’importance de son enseignement théorique dans leur propre parcours, accordent à l’écriture et la théorisation une part importante de leur propre pratique artistique.
Ce dossier s’intéresse donc à la pratique de l’enseignement de Craig Owens et à son articulation avec son travail de théoricien et critique d’art. Il s’ouvre sur le texte « Pour une ‘pratique culturelle matérialiste’. Craig Owens et l’éducation artistique » qui évoque la conception pédagogique de Craig Owens en retraçant les étapes importantes de son parcours de pensée. Il s’arrête plus particulièrement sur la manière dont Owens a tenté d’articuler une réflexion critique vis-à-vis des conditions de production au sein du champ de l’art et les impératifs de professionnalisation qu’il s’est fixés dans le but de permettre à ses étudiant·es de se situer de manière critique dans le champ de l’art.
Le dossier s’organise ensuite autour de la collection de diapositives d’Owens qui est l’une des rares archives à nous être parvenue par le biais de l’historien d’art et conservateur à la National Art Gallery de Washington D.C., James Meyer, qui la conserve aujourd’hui. Symptomatique de l’effacement qui caractérise la catastrophe qu’a été l’épidémie du Sida dans les années 1980, il n’existe pas de fonds d’archive dédié à Craig Owens. Les textes qu’il a publiés de son vivant dans des catalogues d’expositions et des revues constituent les principales ressources permettant de suivre le parcours de ce jeune intellectuel ; pressentant la fragilité de cette transmission, ses amis Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman et Jane Weinstock rassemblèrent ses textes théoriques les plus significatifs dans le recueil Beyond Recognition. Representation, Power, and Culture paru à University of California Press dès 1992, seule solution pour permettre à sa voix de rester dans le champ, et ce malgré le fait que Owens était réticent à l’idée de publier ce type d’ouvrage au sein duquel les essais se trouvent décontextualisés. Pour cette raison, ce dossier propose une chronologie et une bibliographie établies à partir des différentes informations recueillies au fil de l’enquête.
Outre son statut d’exception, la collection de diapositives de Craig Owens est une archive qui s’est constituée à la croisée des activités d’enseignant, rédacteur d’Art in America et critique d’art de son propriétaire. Le texte « Outside the Box : James Meyer Unpacks Craig Owens’s Slide Library (Writing the ‘80s) », initialement publié dans Artforum en 2003, en propose une présentation à l’aune de ces différents rôles occupés par Craig Owens au cours des années 1980. Le texte « ‘So useless, so useful’. À propos de la collection de diapositives de Craig Owens » de Nathalie Boulouch la resitue quant à lui dans une histoire de l’utilisation pédagogique des diapositives dans l’éducation artistique.
Dans « Elusive Affiliation : Craig Owens and Eve Kosofsky Sedgwick », David Deitcher revient, quant à lui, sur le dialogue développé entre les deux auteur.es sur l’importance de l’intersection des identités et politiques féministe et homosexuelle.
Enfin cette enquête ne pouvait se mener sans le témoignage des premièr·es intéressé·es : les étudiant·es qui ont étudié avec Craig Owens. L’artiste Tom Burr se remémore différents moments de l’enseignement de ce dernier dans son essai « Architecture of influence : Thinking through Craig Owens », initialement paru dans Women & Performance : a journal of feminist theory en 2016. Andrea Fraser introduit ses notes de cours prises à la School of Visual Arts et l’exemplaire, annoté par Craig Owens lui-même, de son premier article « In and Out of Place » paru dans Art in America en juin 1985.
La publication de la recherche présentée dans ce dossier sur le site de la mention de Master « Holobionte. Pratiques visuelles, exposition, et nouvelles écologies de l’art », récemment structurée afin de visibiliser l’approche pédagogique développée par un ensemble d’enseignant·es sur le site de Grenoble de l’Ecole supérieure d’art et design, relève d’un véritable parti pris. Les questions de pratiques visuelles, de justice sociale, d’économie de l’art et d’économie critique des connaissances que soulève l’enseignement d’Owens, informent également la pratique de pédagogie et de recherche menée au sein de cette mention et de l’Unité de recherche « Hospitalité artistique et activisme visuel pour une Europe diasporique et post-occidentale » à laquelle elle se rattache. Ce dossier ne cherche ainsi pas tant à présenter la pratique pédagogique d’Owens et la période dans laquelle elle se déploie comme un modèle, mais plus comme une « affaire inachevée » (« unfinished business ») qui trouve encore toute sa pertinence dans la période actuelle. Un ensemble de dynamiques et de questionnements méthodologiques qui émanent de cette recherche entrent en effet activement en dialogue avec nos pratiques pédagogiques aujourd’hui. C’est aussi pour cette raison qu’un recueil de textes d’Owens, intitulé Le discours des autres, introduit et traduit en français par les soins de Gaëtan Thomas, sera bientôt publié par l’éditeur Même par l’hiver, pour les rendre plus facilement accessibles auprès du lectorat français, et plus particulièrement des étudiant·es des écoles supérieures d’art.
Etant une pratique vivante et éphémère, la pédagogie est difficile à étudier comme un objet anatomique. La présence de ce dossier sur ce site d’expérimentations artistiques et curatoriales, est ainsi conçu comme un espace vivant, qui irrigue le travail au sein de la mention Holobionte, tout en se laissant, en retour, contaminer par celui-ci. Dans cet esprit, il constitue un laboratoire ouvert qui pourra voir de nouveaux prolongements s’ajouter en fonction des projets à venir qu’hébergera Holobionte.
Remerciements
Le dossier, ici proposé, découle du programme de recherche « Art, théorie et pédagogie critique : Tirer un enseignement de Craig Owens » mené avec Dean Inkster dans le cadre de l’ÉSAD – Grenoble – Valence et soutenu par le Ministère de la Culture et de la Communication de 2014 à 2016. Ce programme a permis notamment d’organiser un séminaire de recherche mené en partenariat entre l’ÉSAD et l’École du Magasin et de collaborer avec le Master Critique-Essais de l’université de Strasbourg dirigé par Janig Bégoc dont les étudiant·es ont organisé le 30 mars 2015 une journée d’études « Entre dissolution et réinvention de l’image : enquête sur la place de l’allégorie dans l’art contemporain et les Visual Studies ». Ce programme de recherche a également bénéficié de la collaboration avec les archives de la Critique d’art et l’université Rennes 2 dans le cadre du séminaire international « La circulation des stratégies discursives entre la critique d’art américaine et européenne après 1945 : une autre guerre froide ? » organisé en 2015 avec le soutien de la Terra Foundation for American Art.
Que soient ici remercié·es toustes les contributeur·rices Nathalie Boulouch, Andrea Fraser, David Deitcher, James Meyer, ainsi que Douglas Crimp, Rosalyn Deutsche, Mark Dion, Peter Eisenman, Silvia Kolbowski, Elizabeth Baker, James Meyer, Lynn Tillman, Jane Weinstock, Marina Zurkow, Rainer Oldendorff, Gayle Day, Pierre Leguillon, Niels Norman, Estelle Nabeyrat, les étudiant.e.s de la session 24 de l’Ecole du Magasin, Noura Wedell, Nicolas Fourgeaud, Claudio Cambon, Michael Sohn, Tom Stockton, Alex Lamarche, les documentalistes de la Fales Library, de la School of Visual Arts, de Rochester University, de Yale University, Benjamin Seror, Antoinette Ohannessian, Pascale Riou, Camille Barjou, Simone Frangi et Marc Lenglet.
- 1. Voir la communication de la Commission européenne intitulée « Le rôle des universités dans l’Europe de la Connaissance », disponible en ligne à l’adresse : https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:52003DC0058:FR:HTML
- 2. Voir Irit Rogoff, « Turning, » e-flux, no. 0 (novembre 2008), en ligne : https://www.e-flux.com/journal/00/68470/turning/; Curating and the Educational Turn, éds. Paul O’Neill, Mick Wilson (London: Open Editions / de Appel, 2010); Janna Graham, Valeria Graziano, Susan Kelly, « The Educational Turn in Art. Rewriting the Hidden Curriculum, » Performance Research. A Journal of the Performing Arts, vol. 21, no. 6 (2016): 29–35.
- 3. Voir par exemple Howard Singerman, Art Subjects, Making Artists in the American University (Los Angeles: University of California Press, 1999); Sandra Delacourt, Katia Schneller, Vanessa Theodoropoulou, Le chercheur et ses doubles (Paris: B42, 2016).
- 4. Voir par exemple Jean-Michel Rabaté, The Future of Theory (Oxford: Blackwell, 2002); « The Future of Criticism : A Critical Inquiry Symposium, » Critical Inquiry, vol. 30, no. 2, (2004): 324–479 ; Bruno Latour, « Why Has Critique Run Out of Steam ? From Matters of Fact to Matters of Concern, » Critical Inquiry, vol. 30, no. 2 (2004): 225–248; T. Eagleton, After Theory (London: Penguin, 2003); Theory’s Empire. An Anthology of Dissent, éds. Daphne Patai, Will H. Corral (New York: Columbia University Press, 2005); Jane Elliott, Derek Attridge, « Introduction : Theory’s Nine Lives, » in Theory After ‘Theory’, éds. Jane Elliott, Derek Attridge (New York: Routledge, 2011), 1–16.
- 5. « a necessary part of his project » « Editor’s Note », in Craig Owens, Beyond Recognition. Representation, Power, and Culture, éds. Scott Bryson, Barbara Kruger, Lynne Tillman, Jane Weinstock (Los Angeles: University of California Press, 1992), 328.
- 6. Craig Owens, « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism, » October, no. 12 (Spring 1980): 67–86; repris in Beyond Recognition, 52–69.
- 7. « eruption of language into the aesthetic field » Craig Owens, « Earthwords, » October, no. 10 (Autumn 1979): 120–130; repris in Beyond Recognition, 45.
- 8. Voir Howard Singerman, « Professing Postmodernism, » in Art Subjects, 155–186.